Pendant le tournage de La mano azul j'ai rédigé de courts textes à partir de notes d'atelier, certaines très anciennes. Ces fragments lus accompagnent en voix off certaines séquences du film. En voici quelques extraits:
Aujourd’hui
je me rends compte que la peinture est pour moi une sorte de tir à
l’arc très lent. Je ne dois pas chercher, je dois attendre de
trouver l’état qui me permet de passer du plaisir du dessin au
bonheur de peindre. D’abord c’est l’oeil qui pense, après la
main voit ce que l’oeil ne voit pas. Et puis le pinceau commence sa
danse sur la toile.
Souvent
le cantaor chante les yeux fermés. C’est
autour de la bouche que se concentre l’énergie et l’expression.
Tantôt la pose hiératique donne à voir le silence, tantôt le
déséquilibre du visage nous fait partager le cri. Peindre cela
c’est épouver la tristesse de la soleá, le tragique d’une
minera, mais aussi l’excitation enflammée de la bulería ou la
légèrete joviale d’un cante por alegrías. La música callada del
cantaor, la musique silencieuse du chanteur, c’est bien ce que je
veux transmettre. Pour chaque palo flamenco, il me faut trouver son
rythme et sa couleur.
Au
début des années quatre-vingt j’alternais
la peinture avec la tauromachie. Près de Salamanque, je n’ai pas
su anticiper la charge du taureau par manque de concentration. J’ai
le souvenir de ma main écrasée contre le palo
de la muleta, le
souvenir d’un choc violent, d’une sensation de brûlure.
Plusieurs fois j’ai mis ma main gauche en danger, toréer de la
main gauche c’est beau mais... Cette main maladroite pour beaucoup
m’est essentielle. Et pour toréer, pour écrire, pour tirer à
l’arc, pour dessiner elle m’a distingué des autres sans le
vouloir. En 1994, à Saint-Sever a eu lieu mon dernier face-à-face
avec un taureau. Depuis je me consacre à la peinture, seulement à
la peinture.
A
la mère d’un apprenti qui lui demande d’apprendre à son fils
l’art du peintre, Vélasquez précise dans le contrat d’embauche
qu’il lui enseignera l’art de la peinture. Ce n’est pas qu’une
simple nuance. Oui, il faut viser l’art de la peinture sans
renoncer à l’art du peintre.
Ma
fascination pour Dürer remonte à l’époque où je m’essayais au
burin aux Beaux-Arts de Bordeaux. Je
peinais pour parvenir à creuser un sillon dans le cuivre.
Depuis
des années je viens régulièrement « saluer » son Saint
Jérôme. Je le contemple longuement. J’aime sa rudesse et ses
mains qui font penser à celles d’un travailleur. Dans l’un des
dessins préparatoires du tableau les traits sont semblables, à une
différence près : le saint a les yeux fermés. Les rouges du
manteau, entre carmin, garance, vermillon et cadmium, la subtilité
des glacis, le rapport de ces rouges avec les verts du fond révèlent
un Dürer plus coloriste que dessinateur.
Quelques
années plus tôt il a écrit à propos d’un autre tableau: «Il est de belles et bonnes couleurs, il m’a valu beaucoup
de louanges. J’ai fait taire les peintres, ils disaient que j’étais
bon pour la gravure mais que je n’avais aucun usage des couleurs».
Semblable
confession me touche d’autant plus que ma recherche de
la couleur a été pendant longtemps une lutte destinée à
contrarier mon tempérament de « peintre-graveur ».
Je ne fais pas partie de ceux qui, passéistes et peu curieux, ne jurent que par l’huile de lin et la térébenthine. Nombre d’artistes qui travaillent la vidéo, l’installation ou la photographie possèdent à mes yeux une œuvre d’une grande force : Bill Viola, Boltanski, Helena Almeida, Kabakov, Andrés Serrano, Kapoor, Cindy Sherman, Gormley ou Bruce Nauman.
En ce qui concerne la peinture j'ai la conviction qu'en dépit de son ancienneté, ou grâce à elle, elle est parfaitement "contemporaine".
Je renvoie ceux qui méprisent couleurs et matières à la dernière séquence du film d'Ozu Les soeurs Munakata; elle nous montre Setsuko déclarant à Mariko sa soeur cadette: "La vraie nouveauté, c'est ce qui ne vieillit pas, malgré le temps".
Ce qui m'importe c'est de me sentir remué, troublé à la vue d'une exposition. C'est parfois le cas: Schnabel au Retiro à Madrid, la salle Rothko à la Tate modern de Londres, Barceló au Macba de Barcelone, Bacon au musée Serralves de Porto, les dessins de Chillida à Leku ou les Tápies récents au monastère de Silos sont des exemples d'expériences qui me donnent simultanément l'envie d'arrêter de peindre et de foncer à l'atelier me saisir des pinceaux.
La série
La Música callada del cantaor avance. J’ai
renoncé à trois tableaux, trois autres apparaissent. Je me
détache peu à peu des dessins prévus. Le trait s’affirme, la
gamme de couleurs s’élargit petit à petit. Le bleu que j’ai
imaginé pour les fonds m’a déçu et pourtant ma main encore rouge
et ocre bientôt peut-être deviendra bleue.
C’est
en allant au festival de flamenco
de La Unión, près de Murcia, il y a à peu près vingt ans que j’ai
découvert les mines voisines. Tout de suite j’ai eu la conviction
d’être dans un lieu qui me serait cher sans trop savoir pourquoi.
Un peu plus tard l’immense cratère des mines de Río Tinto, dans
la région de Huelva, m’a impressionné. Depuis mon arrivée au
Portugal un ami m’a conduit jusqu’à la mine abandonnée de Sao
Domingos dans le Sud de l’Alentejo. Qu’est-ce qui m’attire dans
ces lieux désertés ? Je me sens bien, étrangement bien, dans
ces paysages blessés par la main de l’homme que beaucoup trouvent
hostiles.
Mon
professeur d’arts plastiques au lycée me conseille de faire des
autoportraits. Pendant des mois je suis fidèle au même sujet, à la
même technique, à la même pose, au même cadrage, à la même
composition sur fond de tee-shirt bleu délavé. Et pourtant quelles
différences dans mon visage. Bien plus tard j’ai compris que ce
n’était pas mon visage qui avait changé mais mon regard et ma
main. La série était maladroite, je l’ai détruite...
et pendant longtemps je n’ai plus peint d’autoportraits. Depuis
la couleur bleu a disparu ou presque de ma palette. C’est d’autant
plus étrange que c’est ma couleur préférée, mais quand j’essaie
de l’utiliser quelque chose m’échappe ou me résiste. Moi qui
aurait tant aimé toréer avec une chaquetilla
purísima y oro,
bleue et or.
La
poésie vient de la lumière mais aussi et peut-être surtout de
l’ombre. Le drame vient de la ligne et de la couleur. Je sens bien
que me guident le trait et les tons. C’est comme s’ils venaient
de moi et cherchaient à s’exprimer entre le clair et l’obscur.
Je garde du tir
à l’arc le goût de la ligne : verticalité du tireur,
horizontalité de la flèche. Concentration, tension puis détente.
J’ai éprouvé la même chose en toréant. De la tauromachie à la
peinture il y a loin et pourtant pour moi il s’agit toujours d’une
recherche de contrastes et d’intensité.
Nb; les images qui accompagnent les textes sont des photogrammes de La mano azul
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