En 2011 paraissait aux Presses Universitaires de Rennes un ouvrage intitulé Biographies de peintres à l'écran. Sous la direction de Patricia-Laure Thivat ce livre questionne les enjeux et les manières de filmer l'acte de création. Sous la plume du réalisateur Floreal Peleato un chapitre est consacré à La mano azul (La main bleue):
La musique silencieuse du geste
La Main bleue est né du désir,
déjà lointain, de filmer l’acte de création chez un artiste
affranchi des modes, éloigné de la rhétorique et des théories. Il
est né aussi du désir de filmer la peinture, cette pensée sans
parole, ce langage libéré des mots, apte à une saisie du monde qui
ne repose sur la raison. J’ai imaginé le film lorsque à
l’occasion d’un séjour à Lisbonne, j’ai vu Mathieu Sodore
quelques instants dans son atelier. Jusqu’alors je le connaissais
peu mais j’avais déjà découvert son art volontiers narratif et
néanmoins peu descriptif ; sa touche sans afféteries ; sa
gamme chromatique réduite — souvent des bruns, des noirs, des
rouges – ; ses contrastes soutenus ; ses couleurs
mates ; ses toiles traversées par un trait incisif ; ses
visages creusés par la gouge et le temps.
Ce jour-là, je ne l’ai pas vu
peindre mais procéder à quelques rituels : déplacer un
tableau, le couvrir, nettoyer les pinceaux, préparer des peintures,
glisser sa main sur une toile. Aussitôt, j’ai pris conscience que
ses mains étaient expressives, et tout particulièrement sa main
gauche — il est gaucher –, et sa cadence lente me faisait
oublier la rumeur de la rue. Tout d’un coup, derrière les hautes
portes de bois bleu écaillé où aucun confort n’attend le
visiteur, sitôt oubliés les motifs des toiles posées contre les
murs, j’ai eu l’étrange sensation de me trouver chez un peintre
des siècles passés.
Mais encore fallait-il qu’il accepte
d’être filmé dans son atelier. Lorsque je le lui ai proposé, il
s’est senti flatté, tout autant que rétif : personne — à
l’exception d’un ami de longue date et de Paulo Robalo, le
peintre avec lequel il partage l’atelier – ne l’avait jamais vu
peindre, pas même sa famille, ses amis ou ses compagnes et
l’intrusion d’une équipe de trois personnes dans cet espace
restreint lui semblait délicate. La vraie raison, ce me semble,
était de préserver son territoire du regard d’autrui. Jean
Guitton écrit ceci à propos de Bergson : « Il n’aimait
pas faire voir sa pensée au travail, mais la montrer dans son état
de perfection — ancien en cela et non pas moderne »1.
Accepter le film à venir signalait déjà à quel point Mathieu
Sodore est à la fois classique et moderne.
Au fil de nos conversations, il s’est
convaincu que notre présence serait discrète et respectueuse. Et
puis je l’ai assuré qu’il n’y aurait aucun entretien, ni avec
lui, ni avec un critique d’art, un collectionneur ou un ami. Un
entretien peut être passionnant mais je n’en ressentais pas le
besoin et ne croyais pas être à même d’en tirer parti. Trop
souvent en effet, l’entretien sacralise les propos de
l’artiste, selon qu’il s’exprime par le biais de saillies, de
longs silences ponctués de mots rares ou d’anecdotes. Lors d’un
entretien radiophonique accordé, dans les années quatre-vingt, par
les auteurs d’un livre sur Minnelli, le journaliste qui les
recevait s’est exclamé avec enthousiasme que les propos du
cinéaste étaient d’une « platitude admirable » car
ils ne révélaient rien de ses secrets2.
J’apprécie qu’un artiste s’exprime sans ambages et qu’il ne
s’encombre pas de concepts et de formules à l’adresse du public.
L’artiste peut nous livrer des idées longuement muries, des choix
esthétiques fermes, des principes éthiques (parfois rigides),
mais il est avant tout un « découvreur », protégeant
son art d’un système où tout est prédéterminé.
Je ne voulais pas d’entretien avec
Mathieu Sodore mais sa parole pourrait aussi nourrir le film. Il
pourrait écrire des réflexions dont j’utiliserais une partie pour
une locution en off, destinée à accompagner certaines
séquences, mais jamais les scènes filmées dans l’atelier. Il lui
fallait assumer le risque d’une plume moins souple que le pinceau.
Pourtant, je pressentais que ses idées concernant les arts
méritaient d’être partagées avec le spectateur : des
années d’enseignement des arts plastiques devraient éviter
l’obscurité d’une expression réduite à un exercice d’érudition
contrite. La brièveté et la densité de ses commentaires en off
pourront gêner certains spectateurs mais je ne voulais pas d’un
faux naturel (phrases inachevées, approximations, redites, ton
familier, oralité feinte) ; j’assumais qu’il s’agisse d’un
texte écrit.
Curieusement au départ, je croyais que
Lisbonne et le Portugal — Pessoa est l’une de ses passions –
auraient une forte présence dans la locution en off ;
mais au fil du tournage j’ai renoncé à insérer des plans de
Lisbonne qui n’avaient pas de lien direct et je préférais que
l’on sente la ville, sans vraiment la voir. Pourtant, il eût été
simple d’en filmer ses atours : l’atelier se trouve à vingt
mètres de la cathédrale, aux pieds de l’Alfama, et l’appartement
au cœur du Bairro alto. Peu à peu, la peinture a occupé presque
tout l’espace de la voix off qui n´était pas réservé à
quelques souvenirs.
Accord fut pris à propos de la série
de toiles dont je pourrais filmer la gestation. Il s’agirait de La
música callada del cantaor en référence, bien
entendu, à La música callada del toreo, le
livre d’arabesques taurines écrit par José Bergamín3,
lui-même inspiré par un vers de Saint Jean de la Croix. Il
s’agirait de grands formats, des close up qui montreraient
une expression d’un chant flamenco en ne représentant que la
bouche et le bas du visage du cantaor. Le cante jondo est
l’une des passions les mieux enracinées de Mathieu Sodore, si
bien que le flamenco et los toros — il a toréé dans
sa jeunesse –, sont l’avers et le revers d’une partie de sa
production. A-t-il rêvé d’être effleuré par le temple,
comme d’autres le sont par la grâce ? Je le crois. Sans doute
l’éclat bleu de la chaquetilla de purísima y oro (d’or
et de bleu) l’a-t-il longtemps hanté.
J’ai fait ce rêve de filmer une
œuvre en devenir, tout en sachant que la mesure et la
constance du peintre seraient peut-être des obstacles à la création
d’une tension dramatique, que la « peinture-peinture »,
selon la terminologie à la mode, est moins spectaculaire que
l’action painting et ses dérivés, ou qu’une
« installation » dans une usine désaffectée et que,
hors des circuits d’aficionados, la plupart des chants
flamencos retenus (minera, petenera, granaína,
polo, seguiriya) sembleraient aussi étranges que des
chants zoulous ou maoris, d’autant plus que j’allais priver le
spectateur de leur écoute ! Je devinais aussi qu’un artiste
méconnu, a fortiori figuratif, serait moins attirant pour un
spectateur impatient qu’un nom fameux, mais j’accorde peu
d’importance à la célébrité. Adam Zagajewski écrit dans son
autobiographie : « Les bons écrivains enveloppent l’inconnu
dans ce qui est connu. Les mauvais montrent l’inconnu en
surface »4.
Il en est ainsi pour toute expression artistique.
D’emblée, j’ai eu envie d’une
plongée immédiate dans l’atelier : c’est la raison pour
laquelle le deuxième plan en donne une vue d’ensemble, d’abord
dans la pénombre, puis éclairé par le jour naissant5.
Ce n’est qu’à la table de montage que j’ai compris pourquoi
j’avais filmé ce plan : la lumière impose avec douceur son
emprise sur ce lieu hors du temps.
J’aurais pu filmer les barreaux qui
surmontent les deux portes hautes — ils n’apparaissent que
vers la fin du film et dans le dernier plan –, mais j’ai eu très
vite la sensation que l’atelier était pour le peintre sa
« cellule », de sorte qu’il fallait accentuer l’effet
d’une claustration volontaire tout autant que libératrice. Montrer
les barreaux aurait été équivoque et surtout aurait produit
l’effet d’un symbole grossier, celui d’une prison où souffre
l’artiste en quête d’inspiration. Jacqueline Kelen rappelle
fort à propos que : « le terme de réclusion, caractéristique
de la vie monastique, n’implique pas du tout la notion
d’enfermement mais au contraire, d’après le latin reclusio,
signifie l’ouverture. Le verbe latin recludere veut
dire « ouvrir une porte, des portes, y compris celles du
destin ». Tout solitaire qui choisit de demeurer en silence un
certain temps se livre à cette tâche subtile, tout intérieure,
d’ouvrir en lui des portes, de devenir poreux, d’être traversé
par le monde au lieu de s’en couper. Cela correspond, bien sûr, à
une ouverture de la conscience, à un élargissement du cœur »6.
Ne pas filmer la lumière du jour à
travers les barreaux me permettait également de maintenir une
continuité visuelle, les sautes de lumière et la froideur de
l’éclairage électrique enlaidissant le lieu. Par ailleurs j’ai
remarqué avant le tournage que dans les deux premières toiles,
inspirées respectivement par un Tango et un Martinete, la
lumière répondait à un autre souci que la « logique »
et j’ai pu ainsi user en toute liberté d’une lumière plus
abstraite7.
Puis, dès le troisième plan, le peintre paraît : seul,
silencieux, calme, concentré, au travail. Dans ce début de
film, il y a sans doute quelque inconfort pour le spectateur qui
pourrait espérer un préambule montrant son trajet dans Lisbonne ou
son arrivée à l’atelier, mais je souhaitais voir au plus tôt
Sodore, face à la toile blanche. Je voulais commencer in media
res.
Certaines personnes n’ont pas manqué
de me demander si j’avais eu des références
cinématographiques, notamment des films concernant la peinture. La
réponse est non. Une personne a cru voir dans le plan du tableau
filmé à contre-jour une citation discrète du Mystère Picasso
(1956). Je me suis empressé de démentir. Soutenu par les
personnalités de Clouzot et Picasso, ce film célèbre use pourtant
de « recettes » : le peintre y pose tel un athlète
sur le point d’établir un record et le réalisateur répète à
l’envi la même trouvaille visuelle. Dans La Main bleue, ce
plan, en ombres chinoises en quelque sorte, est né du hasard. Un
matin, au moment de la pause, j’ai remarqué en sortant de
l’atelier un rai de lumière qui éclairait la trame de la
toile et révélait ainsi l’envers du tableau. J’ai demandé au
directeur de photographie, Edmundo Díaz Sotelo, s’il pouvait
préparer une lumière équivalente. Il m’a répondu que quelques
minutes lui seraient nécessaires. Voilà tout. J’ajoute que ce
même plan et celui dans lequel le peintre montre à son petit garçon
comment il écrivait « à l’envers », étant enfant,
ont donné naissance à leur tour au premier plan du film — le
dernier filmé –, tourné en quelque sorte de l’autre côté d’un
miroir sans tain.
Il n’y a donc aucune référence
cinématographique délibérée dans mon travail, mais je me rends
compte maintenant qu’un film m’est revenu en mémoire lorsque
j’avais des doutes sur la forme à adopter : Un condamné à
mort s’est échappé (1956). Comment filmer un homme seul et
silencieux dans un espace confiné ? Comment la caméra
peut-elle accéder à l’intériorité ? Robert Bresson y est
parvenu admirablement. à coup sûr, mon plaisir à filmer
l’enfermement volontaire du peintre en est un lointain écho,
autant que mon insistance à traquer son regard. D’une certaine
manière, Mathieu Sodore est un « condamné à peindre »
qui s’échappe.
D’emblée aussi, j’ai eu le désir
d’une saisie au quotidien de gestes répétitifs, voire routiniers,
devenus rituels. J’ai fait le pari que le tempo du peintre
nous aiderait à comprendre de manière concrète, et non cérébrale,
les étapes du processus de création, que je devrais être tel un
bambou fléchi, au gré du vent. Comme le disait si bien Shitao :
« Il est difficile de peindre avant de peindre » et
« L’essentiel de la peinture réside dans la pensée ».
L’une des difficultés majeures a consisté à ne pas
m’immiscer dans le travail du peintre mais à l’accompagner du
premier trait qui couvre la toile blanche jusqu’au moment de la
signature. La lenteur de ce processus intérieur et silencieux m’a
conduit à choisir des cadrages stables, tout au long des
préparatifs ; certains plans sont soutenus, même à
l’extérieur de l’atelier, car j’ai découvert à ma grande
surprise qu’il était le même homme posé, en compagnie de ses
amis et de son fils Miguel. à tel point qu’au montage, j’ai
perçu quelque chose qui m’avait échappé en cours de tournage :
la caméra avait capté chez l’artiste une tendance à s’évader
d’un contexte pour s’installer dans son monde. étrangement
et je n’en ai pas été conscient hors du studio, je l’ai filmé
surtout assis — à son balcon, sur sa moto, en voiture, au
restaurant, au British bar, au Pois Café, en partie dans la mine –,
ou immobile sur la rive du Tage, ce qui renforce son côté « zen »,
ainsi que la « picturalité » du film. Plusieurs
spectateurs ont qualifié le film de « contemplatif » et,
un an après le tournage, une personne m’a rappelé l’étymologie
du mot : cela signifie « être à l’intérieur du
temple ». C’est en effet ce que j’ai ressenti.
Partir en quête de l’intensité
calme du peintre eût été une erreur, mieux valait l’attendre et
l’accueillir. Et puisque j’allais filmer une œuvre naissante, je
n’ai pas suivi de scénario, même si je disposais de lignes
directrices visuelles assez claires, voire dramatiques et que,
jour après jour, pendant le tournage, je prenais des notes et
construisais le récit. Par exemple, j’ai senti, au moment même où
je filmais la fête de San Antonio — la première scène
filmée où les deux peintres transforment leur atelier en débit de
boisson – qu’elle devrait être placée à la fin du film,
lorsque Sodore serait libéré de son engagement avec lui-même et
que la série serait terminée. Et dès ce premier bloc, m’éloigner
de l’atelier et du peintre m’ennuyait.
Un paradoxe a surgi assez tôt. Claire
Simon soutient : « L’opposition entre peinture d’atelier
et peinture sur motif a été structurante pour moi. Le documentaire,
c’est la peinture sur motif. […] La peinture d’atelier est
beaucoup plus fictionnelle, pourrait-on dire »8.
Si la peinture de Mathieu Sodore est « fictionnelle »,
peut-on la filmer sur un mode documentaire ? Cela ne
conduirait-il pas à construire un récit à la lisière de la
fiction, d’autant que celle-ci se rapproche souvent du
documentaire, lorsqu’elle est descriptive plus que dramatique,
qu’elle s’appuie sur des interprètes non professionnels ou des
comédiens cherchant à gommer les apprêts du métier, que les
dialogues sont improvisés, que le tournage a lieu en décors
naturels ?
J’ai décidé d’utiliser une caméra
portée lorsqu’à partir d’une semaine de tournage, un lundi
après-midi, Sodore s’est littéralement transformé. Son geste
s’est précipité, son œil s’est aiguisé et il m’a
semblé nécessaire de rompre l’équilibre créé pour apporter une
autre respiration, en accord avec son propre rythme. Il s’agit de
la longue séquence filmée à l’atelier, située juste avant le
voyage vers l’Alentejo. Ayant remarqué qu’il effectuait chaque
jour une même série de gestes en pénétrant dans l’atelier, j’ai
décidé d’introduire cette séquence par quelques gros plans de
ses mains qui répétaient ces mêmes gestes. Dans un scénario, la
description de cette séquence de huit minutes se limiterait à une
phrase : « filmer le peintre au travail ». Durant le
montage, Manel Barriere Figueroa et moi-même avons cherché la
continuité cachée dans le flux de ces plans, pour la plupart des
plans rapprochés montés par blocs, sans transitions, tout en
tâchant de préserver une certaine fluidité. à mon insu, je
cherchais à capter ce que Daniel Arasse nomme le « détail
pictural ». Il est « de l’ordre de la tache, de la
macchia, et ne renvoie plus au message du tableau en général,
comme le détail iconique qui condense tout le système du
tableau, mais au contraire défait l’ensemble du tableau. Il a un
effet dislocateur. Car si on le remarque, on est fasciné par rien.
C’est-à-dire au sens étymologique, par la ‘chose’. ‘Rien’
vient de res, la chose. On est fasciné par rien de représenté
mais par cette chose qui représente »9.
Ici la « chose » est ce qui palpite au cœur de la
peinture, ce qui tient du « miracle créatif ». Et tant
pis si le mot est trop fort.
Bien sûr, un
montage cut, le split-screen, des filtres colorés, des
dialogues inaudibles, une bande sonore dissonante, une image
tremblée, un collage de citations, m’ingénier à filmer en
plans-séquences, caméra à l’épaule, auraient permis de faire
diversion, d’accélérer de manière artificielle le processus
de création, de montrer un artiste au bord de l’implosion, mais à
quoi bon ? J’avoue avoir songé un instant à filmer de
nombreux plans à moto, à les monter à la limite de la
lisibilité et à altérer la chronologie des fragments filmés dans
l’atelier. La possibilité de réserver la couleur aux séquences
filmées dans l’atelier et de traiter les autres en noir et blanc
m’a également séduit, mais j’ai renoncé bien vite à toute
recherche d’effet appuyé parfois confondu avec l’originalité,
au profit de la transparence, au risque que le travail du peintre
— et le mien – ne paraissent trop sobres ou sages. à
mes yeux, la mode corsète ; elle est souvent suscitée par
la démagogie, hélas favorable aux faussaires et aux bateleurs. La
tradition féconde lorsqu’elle n’est plus la gardienne revêche,
trop soucieuse de normes. Quant à la modernité, elle libère au
détour d’avancées tâtonnantes et d’échappées buissonnières
pour redécouvrir l’enfance et l’éclosion du désir. Sodore
s’abreuve dans les eaux paisibles d’une rivière nommée
tradition, autant que dans les eaux torrentueuses de la modernité.
Et, après tout, pourquoi faudrait-il renoncer aux beautés de
l’olivier parce que nous séduit l’étrangeté d’arbres
exotiques ? Il faut être soi, et rien d’autre.
Souvent, l’artiste est montré au
cinéma sous les traits du démiurge, du voyant. En effet,
l’artisanat est moins spectaculaire que la performance. J’ai
le souvenir d’avoir vu au collège un court-métrage consacré au
peintre hollandais, Karel Appel, qui s’ahanait devant de
vastes toiles à grands coups de brosses avec une énergie évoquant
celle d’un performer. J’avais envie du contraire mais je
devine qu’aux yeux de certains, Paulo Robalo — que l’on
voit peindre aux côtés de Mathieu Sodore – est davantage
« artiste » que celui-ci : sa voix rauque, sa
chevelure ébouriffée, son visage de bourlingueur, sa peinture
« matiériste », parcourue de cire chaude et de poussière
de marbre, le désordre coloré de la partie de l’atelier qu’il
occupe, sont plus conformes à l’idée que l’on se fait de ce
qu’est un artiste. Et justement, je voulais confronter ces deux
manières, à mon sens complémentaires et non opposées. Ne filmer
que les moments d’inspiration, c’est-à-dire les climax ou les
surprises, entendons les points d’inflexion, eût été
malhonnête. Un spectateur du film m’a dit : « Jamais
je n’aurais cru que cela puisse être aussi dur de peindre, c’est
comme descendre tous les jours à la mine, mais la pépite dont on
rêve est rare ». C’est juste. Quelques mois après le
tournage, ce bref aphorisme de Rafael Argullol m’a permis de mieux
comprendre ce que je ressentais : « La peinture est
l’humble reconnaissance du monde »10.
Oui, la grandeur de la peinture est fortifiée par son humble regard,
et pourtant ô combien ambitieux. Qu’un peintre tienne le monde
dans l’empan de sa main m’a toujours fasciné.
J’ai peine à croire que si Cézanne,
Hieroshige, Corot, Chardin, Zurbarán, Vermeer, Dürer, Fra Angelico,
Giotto, Andrei Roublev — à l’origine du sublime film de
Tarkovski – avaient été filmés dans leur atelier, on eût
vu autre chose que l’expression d’un artisanat. Monet ne
disait-il pas qu’il peignait comme l’oiseau chante ? Je ne
suis pas certain que même Bacon n’ait, dans l’intimité de
l’atelier, cet abandon, ce souci du détail, ces gestes repris à
l’infini et ce visage lisse dans lequel l’émotion la plus forte
se lit à peine dans un tressaillement. Sans comparer le travail de
Sodore avec l’un ou l’autre de ces maîtres11,
j’ai cru voir en lui un officiant de rites anciens, capable de
« supprimer les signes, de se libérer des symboles, et de
s’approprier directement les images». Qui sait s’il peut dire
avec Gao Xingjian : « Lorsque tu t’es débarrassé de
tous les concepts, tu peux revenir à l’esprit et au zen
inexprimable »12.
Après réflexion, je crois qu’un
autre film a compté dans la gestation de mon projet, El sur
(1983) de Víctor Erice, et plus précisément les premières
minutes dans la chambre d’Estrella, cette bulle placée hors du
monde — perçu grâce à l’espace off – dans
laquelle l’adolescente apprend, en 1957, la mort de son père,
Agustín. Celui-ci, dans la scène suivante (située en 1942) annonce
à sa mère dans cette même chambre, la naissance d’une fille et
enfin c’est dans cette même caverne qu’il utilise, devant sa
fille alors âgée de huit ans, le pendule de sourcier. L’atelier
est aussi pour le peintre la caverne dans laquelle le temps est aboli
et où la lumière prolonge un jour ou une nuit qui n’en finit pas.
L’atelier est en quelque sorte le ventre de la baleine dont il
est le Jonas prisonnier.
Sodore m’a paru l´héritier
séculaire, presque millénaire, d’une pensée fécondée par le
geste. Comme il aime à le dire, « la peinture est un art de
vieux qu’il faut commencer jeune ». Non sans raison, il
admire dans les peintures chinoise et japonaise la présence d’un
Tout diffus, perceptible, mais qui résiste à l’analyse. Ceci
renvoie au sacré. Il m’a dit un jour partager l’opinion d’Antoni
Tàpies selon laquelle « L’art doit être spirituel mais non
religieux ». Ce Tout s’est présenté à moi au cours
du tournage sous forme de strates de temps. Oui, sous mes yeux, le
temps intangible et invisible prenait vie. Récemment, j’ai lu
L’esprit du geste, livre d’Arnaud Cousergue
sur les arts martiaux, et j’ai l’impression que sans le vouloir,
pendant le tournage, j’étais à l’écoute de cet « esprit
du geste » qu’il décrit ainsi : « Quand le geste
s’affranchit de la pensée pour n’être qu’une réaction
naturelle, mécanique, adaptée à la situation rencontrée, on
devient capable de faire sans faire. […] C’est en ne pensant
pas à ce qu’il faut faire que s’impose au corps ce qui doit être
fait »13.
Et ce pour éviter ce qu’il nomme un « geste sans esprit ».
Le peintre, l’instrumentiste, le samouraï et le maître de thé
partagent, à mon sens, le même esprit du geste dont les variations
sont infimes et infinies.
La théâtralité feinte et
l’excentricité se prêtent davantage aux effets
cinématographiques qu’une vie quotidienne « banale ».
Pourtant, à la différence de ses semblables, scindés entre
l’être et le paraître, entre la vie dite professionnelle et une
autre vie, l’artiste est ce qu’il fait et, lorsque
il ne se consacre pas à sa tâche, il s’y prépare. C’est
pourquoi il était utile de le filmer dans son environnement
quotidien : le Pois Café où, tous les jours, il lit la presse et
prend son café, la Tasca do Papagaio où chaque vendredi
il retrouve des amis, le British Bar qu’il affectionne, son
appartement, surtout le balcon à partir duquel il a vue sur le Tage
et sur le pont du 25 avril. Néanmoins, comme je voulais préserver
son intimité, j’ai frôlé l’abstraction quand j’ai filmé
l’appartement ; nous n’en voyons presque rien, un
couloir vide et des murs blancs sur lesquels nous regardent Miquel
Barceló et Paula Rego. Plus d’une fois, il a évoqué la mine de
Sãos Domingos, au point que j’ai voulu l’y filmer. Et là, j’ai
compris comment le feu qui calcine la matière compacte de ses
tableaux, l’ocre des terres premières, le noir de la fumée et des
cendres, le rouge du métal en fusion, tout cela s’enracine en
partie dans les veines de cette mine abandonnée, située dans le sud
de l’Alentejo.
Le titre du film, La Main bleue,
s’est imposé lorsqu’après avoir remarqué l’absence ou
presque de la couleur bleue dans ses toiles, Mathieu Sodore m’a
dit : « C’est d’autant plus étrange que c’est ma
couleur préférée ». Et deux jours avant le tournage des
toutes dernières séquences, quatre mois après avoir filmé le bloc
principal, il m’a envoyé un courriel dans lequel il relatait un
épisode survenu près de trente ans plus tôt et ensuite oublié. Il
s’agissait d’une période durant laquelle il avait peint une
série d’autoportraits sur fond de tee-shirt bleu délavé. J’ai
songé que ce récit pourrait accompagner les brèves images du
jardin de la Fondation Gulbenkian et, au moment de tourner, il est
arrivé vêtu d’un éclatant pull bleu et d’une écharpe d’un
bleu tout aussi vif. Pur hasard de tournage car il ignorait mon
intention d’utiliser son commentaire sur cette scène !
Il me faut distinguer à présent trois
types de séquences : celles qui ont existé dès la phase
d´écriture, celles qui sont nées devant la caméra et celles qui
ont pris corps au montage. Deux séquences à peine ont été
planifiées comme dans un film de fiction : la première est
celle où l’on voit Sodore dessiner le Saint Jérôme de
Dürer au Musée d’Art ancien de Lisbonne, car nous n’étions
autorisés à filmer que pendant deux heures ; la deuxième se
déroule au Pois Café, lorsque le peintre regarde sur son ordinateur
portable de très gros plans de cantaores. Après le plan
moyen de Pepe el de la Matrona que l’on voit apparaître en silence
sur l’écran de l’ordinateur, les immenses plans de
bouches ont été montés à partir d’une quarantaine de fragments
que j’avais repérés sur YouTube. En effet, j’avais demandé au
peintre s’il lui arrivait d’effectuer des recherches sur Internet
pour étudier avec soin des expressions ; sa réponse étant
positive, insérer ces plans me semblait une façon simple d’exprimer
ce besoin obsessionnel de penser à son œuvre, même en dehors de
l’atelier. D’ailleurs, nombre de spectateurs croient qu’il voit
réellement défiler ces images sur l’écran, et c’est tant
mieux si l’illusion est totale. Pendant la sélection des extraits,
j’ai remarqué que ceux qui contenaient des plans susceptibles de
m’intéresser étaient anciens, en noir et blanc, filmés sur de
petites scènes ou dans des fêtes privées, alors que dans les
extraits modernes le micro cachait la bouche des cantaores. Et
c’est face au profil droit de Camarón que j’ai souhaité filmer,
quelques mois plus tard, le profil gauche de Sodore, en une sorte de
champ/contre champ. La plupart des séquences ont surgi devant la
caméra. Seule la lumière a déterminé le moment du tournage
sur le pont du 25 avril ou sur le cacilhero qui traverse le
Tage, scènes pour lesquelles nous n’avions pas d’autorisation de
filmer, ou encore dans l’Alentejo. Dans l’atelier, nous suivions
les pas du peintre. J’ai voulu pour la lumière du film, tant à
l’extérieur qu’à l’intérieur, des contours nets, des
contrastes forts, des couleurs chaudes, parfois presque pures et,
pour la composition des plans, j’ai été naturellement porté à
créer un espace assez fortement géométrique.
Il serait faux de dire que tout a été
improvisé, au nom d’un sacro-saint « respect du réel »,
mais chaque fois la prévision a été détournée. Pendant deux
jours, Sodore m’a dit : « Prépare-toi, je vais bientôt
signer ». Et puis, insatisfait, il reportait le moment crucial,
d’heure en heure, jusqu’à ce que qu’il m’annonce être prêt.
Je lui ai demandé comment il avait l’habitude de faire, il m’a
répondu qu’il surélevait le tableau sur le chevalet ; mais
voilà qu’après la pause, il a changé de décision et nous
n’avons disposé alors que de quatre ou cinq minutes pour modifier
axe, angle et lumières. Souvent les imprévus ont donné lieu à des
scènes, ainsi en est-il de la présence de son fils Miguel à la
Tasca do Papagaio et surtout à l’atelier ; je l’ai
intégré au récit lorsque son père m’a autorisé à le filmer,
mais il n’était nullement prévu qu’il soit là. La dernière
scène est aussi un exemple de prévision détournée de son cours :
pendant longtemps, j’ai visualisé un travelling
arrière qui partirait d’un très gros plan de chacun des tableaux
achevés pour constituer un mouvement d’ensemble dans lequel se
superposeraient peu à peu les toiles. Mais le jour du
tournage, j’ai dû improviser les déplacements de caméra en
fonction de l’espace, de la mini grue, et non plus de rails de
travelling et du temps dont je disposais pour l’utiliser.
J’y ai trouvé plus de plaisir qu’à tâcher de reproduire le
mouvement imaginé. Cette séquence ne déparerait pas dans un film
de fiction car je n’étais plus alors à l’écoute du peintre, et
je pouvais « prendre la parole » à mon gré, en donnant
à la lumière un éclat plus solennel.
Durant le tournage, j’ai découvert
que la peinture est aussi un art sonore et tactile, au point que
j’ai voulu rendre sensible cette « toile sonore ». Pour
y parvenir, Filipe Tavares m’a aidé à reconstruire les sons qu’il
avait enregistrés lors du tournage. Ayant constaté, jour après
jour, que le peintre entendait peu les bruits de la ville, j’ai
fait en sorte qu’ils soient prégnants pendant la première moitié
du film, puis qu’ils soient relayés par les sons de l’atelier
lorsqu’il est inspiré. Dans l’atelier devaient régner le
silence et les sons du pinceau ou de la brosse, rien ne pouvait y
être introduit qui ne fût ou ne parût naturel. Je paraphraserai
Pierre Gamet, en affirmant : « Les sons sont la musique
du film »14.
En ce qui concerne la musique
proprement dite, j’ai demandé au peintre en début du tournage
s’il entendait dans son for intérieur de la musique flamenca
lorsqu’il peignait la série ; sa réponse a été laconique :
« parfois ». De la même manière que je me posais la
question, le spectateur pourrait aussi se la poser. Il faudrait à
tout prix éviter la musique pendant les séquences filmées à
l’atelier et celle-ci devrait aller à l’encontre des clichés
flamencos, comme peuvent l’être parfois une bulería, des
palmas, le zapateado et une guitare enflammée. Le
pari était d’évoquer cette « musique silencieuse du
cantaor », sans l’entendre. Ma première tentation a
été de faire appel à un compositeur et les formes flamencas
qui retenaient mon attention étaient les plus archaïques,
parmi lesquelles le martinete — ce chant grave et
puissant des forgerons, entonné a palo seco, c’est-à-dire
sans accompagnement musical autre, à l’origine, que le marteau qui
frappe l’enclume. à la fin seulement, lorsque la série est
presque terminée et que le peintre a quitté les lieux, je
m’autorise à inclure le superbe Kyrie de la Misa
flamenca d’Enrique Morente. Cette rencontre d’un chant
grégorien et d’un martinete m’a paru idéale ; la
lente montée en puissance semble sourdre des profondeurs et produit
l’effet d’un chœur, comme si les voix des cantaores,
jusqu’alors tues, chacune d’elles étant associée à un palo
différent, chantaient à l’unisson pour révéler enfin la
chair vive de l’art, libérée des rigueurs de l’artisanat.
Le Journal de Delacroix, parmi
les livres de chevet de Sodore, contient cette réflexion simple et
magistrale : « Il y a deux choses que l’expérience doit
apprendre : la première, c’est qu’il faut beaucoup
corriger : la seconde, c’est qu’il ne faut pas trop
corriger »15.
C’est la condition d’un travail vivant. Fallait-il terminer le
film par la plongée sur la série de La música
callada del cantaor ? J’ai préféré à cette fin
« définitive », l’éternel recommencement du labeur
car mon sujet était moins de filmer une série que la peinture,
comme me l’a appris la fin du montage. Ainsi, j’ai pris congé de
Mathieu Sodore à travers les barreaux de la prison qui garantit sa
liberté. Je lui souhaite de se laisser surprendre toujours davantage
tout au long de ce chemin escarpé qu’est celui de la création,
afin d’atteindre cet état où l’on trouve sans chercher, où
l’on se dépasse sans fatigue, où l’on est dans l’oubli de soi
et à l’écoute du monde.
1.
Jean Guitton, Journal, Paris, Plon, 1959, Tome 1 :
Essais et rencontres, 1952-1955 ; 1954, « Lettre du
26 mai, Sur Bergson », p. 211.
2.
À propos du livre de Patrick Brion, Dominique Rabourdin, Thierry De
Navacelle, Vincente Minnelli, éd. 5 Continents, 1985.
3.
Le livre de José Bergamín a été traduit en
français par Florence Delay, sous le titre : La
solitude
sonore du toreo, Paris, Verdier,
2008.
5.
Au montage, j’ai éliminé les trois ou quatre plans de détails
de l’atelier qui n’étaient que des scories.
6.
Jacqueline Kelen, L’Esprit de soltitude, Paris, Albin
Michel, 2005, pp. 202-203.
7
. Cependant je n’ai conservé au montage qu’un plan d’une
séquence où la lumière était trop théâtralisée.
8
. Elise Domenach et Laetitia Mikles, « Le
documentaire renouvelle le travail sur le scénario »,
entretien avec Claire Simon, in Positif,
nº 585, novembre 2009, p. 97.
9.
Daniel Arasse, « Pour une histoire rapprochée de la
peinture », in Histoires de peintures, Paris,
Gallimard, Collection Folio, p. 289.
11.
L’artiste lui-même me reprocherait cette inconséquence
hasardeuse car ce « condamné à peindre » doit encore
se libérer.
12.
Gao Xingjian, Por otra estética
seguido de Reflexiones
sobre la pintura, El Cobre, Barcelona,
2004, pp. 59 et 61.
13.
Arnaud Cousergue, L’Esprit du geste, Petite sagesse des arts
martiaux, Paris, Transboréal, 2009, Collection « Petite
philosophie du voyage », pp. 86-87.
14.
Hubert Niogret, « L’émotion du son direct »,
entretien avec Pierre Gamet, in Dossier « Le Son
aujourd’hui », Positif, nº 589, mars 2010, p. 96.
15
. Eugène Delacroix, Journal, Plon, Collection Les
Mémorables, Paris, 1981. p. 771, 10 mars 1860,
Références de l'article:
Floreal PELEATO, "La musique silencieuse du geste", in Paricia-Laure Thivat (dir.), Biographies de peintres à l'écran, Rennes, PUR, coll. "Le spectaculaire", 2011
Pour davantage d'informations sur l'ouvrage:
Patricia-Laure Thivat est chercheur au CNRS-ARIAS. Elle travaille sur les relations entre cinéma et les autres arts, et les transferts culturels Europe/USA. Membre du comité de pilotage de l'ANR FILCREA. Auteur de Culture et émigration. Le théâtre allemand en exil aux USA. 1933-1950 (Bordeaux, Art & Primo, 2003) elle a publié dans Chroniques allemandes, Recherches Germaniques, Études Théâtrales et Positif et participé à des ouvrages collectifs et colloques internationaux. Elle a dirigé: Image cinéma, Ligeia, nº 61-62-63-64, 2005; Peinture et cinéma, Ligeia, nº 77-78-79-80, 2007; Peintres cinéastes, Ligeia, nº 97-98-99-100, 2010.
Un grand merci à Patricia-Laure Thivat, Gilles Mouellic et Floreal Peleato pour m'avoir donné l'autorisation de publier cet article.
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